D'un monde qui n'est plus by I.J. Singer

D'un monde qui n'est plus by I.J. Singer

Auteur:I.J. Singer
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2015-04-21T04:00:00+00:00


15. Je m’éprends d’une femme mariée deux fois plus âgée que moi

De travers, tortueusement, sinueusement, comme court un ruisseau parmi les pierres, s’écoula ma vie de gamin, contre toutes les attentes de mes parents et des gens respectables de la bourgade qui auraient voulu voir en moi un enfant modèle, quelqu’un qui doit suivre et montrer le bon chemin.

Je n’étais pas sans capacités. À dix ans j’étudiais déjà le Talmud avec les Tossafot, et pas chez des melamed, mais avec des adultes qui étudiaient pour eux-mêmes et étudiaient avec moi bénévolement. J’eus plusieurs maîtres de ce genre, qui me consacrèrent beaucoup de temps et d’efforts sans que je leur aie été reconnaissant de leur enseignement. Je n’aimais pas le Talmud, je n’avais pas la tête aux Tossafot ni aux commentaires du Maharsha1, de Maharam Shif38 39 et autres autorités dont étaient truffés les exemplaires du Talmud de mes professeurs.

Mon premier maître bénévole fut Reb Bérishl Hindès.

Le simple fait qu’on l’appelât du nom de sa femme Hindé permet de deviner que c’était sa femme qui faisait vivre le ménage et pas lui. Bérishl ne savait rien de la boutique de tissus que tenait Hindé ; il ne connaissait pas un mot du polonais ou du souabe que les boutiquiers chez nous devaient connaître pour commercer avec les Polonais et les Allemands ; il redoutait de se trouver tout près d’une acheteuse. C’est Hindé qui tenait la boutique : petite femme bien en chair, avec des membres ronds, une peau d’une blancheur éclatante, une perruque blonde, cette Hindé n’était que santé. Ses joues rouges flamboyaient, ses lèvres pleines souriaient. Les clients l’aimaient pour sa gentillesse. Elle s’y entendait dans son métier ; toutes les quelques semaines elle allait à Varsovie avec un chariot et rapportait toutes sortes d’étoffes colorées obtenues à crédit auprès des commerçants varsoviens.

Autant Hindé était saine, vigoureuse et habile, autant son mari Bérishl était souffreteux, maigre et sec, avec une grosse pomme d’Adam et un malheureux bout de barbe qui ne poussait pas de façon égale mais par touffes, comme si on lui avait collé des touffes de poil aux joues, et pas partout où il fallait. Il avait la voix fluette et faible d’une Juive malade. Il était si maladroit que même quand l’espace était dégagé il se cognait aux portes et aux objets et qu’un bout de paille le faisait tomber. Dans la maison d’étude au moment de l’office il arrivait toujours en retard ; quand le chantre et tous les fidèles étaient déjà bien avancés dans les prières, c’est alors que Bérishl tout à coup se faisait entendre dans un verset d’une prière précédente. En outre il articulait les mots avec une voix de fausset, sur une mélodie pleurnicharde et féminine qui mettait chaque fois les garçons en joie. D’habitude il se tenait dans un coin et se balançait avec force ; en même temps il lui arrivait souvent de pleurer en direction de ce coin et même de se frapper la tête contre le mur, surtout dans des prières tristes.



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